LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Stepan Skitalets
(Скиталец Степан Гаврилович)
1869 – 1941
LE DÉCORATEUR
(Любовь декоратора)
1902
Traduction de S. N. Yelenkowska et Félicien
Fagus parue dans la Revue blanche, vol. 29, 1902.
Le décorateur Kostovski se mit à boire au moment juste où il ne fallait pas. On montait une féerie : le succès dépendait absolument de la splendeur du décor. Les affiches les plus persuasives par toute la ville avaient été placardées ; la première représentation était imminente, on achevait les derniers préparatifs, et le personnel entier, chacun selon son emploi, s’y adonnait avec fièvre. Les plus importants décors étaient sur le chantier, quand voilà que tout à coup éclata la catastrophe que le régisseur redoutait par-dessus tout : Kostovski abominablement ivre.
Ces accès d’ivrognerie tombaient toujours au moment précis où l’on était dans le plus pressant besoin de ses services. On eût dit qu’un démon le guettait et le poussait alors irrésistiblement vers le liquide défendu. Dans cet état, Kostovski subissait comme une crise de malice, de perversité, une démangeaison de tout contrarier, même en se causant du tort à lui-même : il ne se possédait plus, il appartenait au démon.
Les sensations les plus violentes devenaient alors une nécessité pour cette nature impétueuse et génialement désordonnée, et il les trouvait dans un surcroît de griserie. Ces jours-là étaient remplis pour lui de rencontres invraisemblables et d’aventures qui n’arrivaient qu’à lui.
En revanche, une fois dégrisé il se remettait au travail avec frénésie : tout brûlait et craquait autour de lui, et lui-même flambait sous l’inspiration.
Aussi, on ne le chassait pas, car c’était de plus un décorateur admirable, incomparable dans sa spécialité.
Il compromettait la bonne réputation de la troupe par les scandales qu’il soulevait, aussi bien que par sa mise négligée, malpropre même, et un extérieur bassement plébéien ; mais de ses brosses sortaient des décorations tellement belles et d’une si étonnante valeur artistique, que le public le réclamait pour l’applaudir, et que tous les comptes rendus des journaux le citaient ni plus ni moins que les auteurs et les autres interprètes. Mais tous les gens du théâtre le tenaient à l’écart, personne ne se souciait de lier connaissance avec lui ; les choristes buvaient aussi, mais eux se considéraient comme des personnages très supérieurs à cet ouvrier-décorateur, dont ils évitaient avec soin la compagnie. Quant aux danseuses du corps de ballet, elles le traitaient comme un être sans sexe, et même le fuyaient avec répugnance. De son côté, il ne s’intéressait pas à elles.
Une pourtant lui plaisait, Julie, une toute jeune ballerine ; encore ne l’aimait-il qu’en artiste, quand il la considérait voltigeant sur la scène, illuminée par les rayons électriques du réflecteur, qu’il manœuvrait. Certaines inclinaisons de la jolie petite tête, certaines attitudes l’enchantaient, et il ajoutait des aliments à son plaisir en la faisant ressortir au milieu des autres danseuses, par le jet de quelque rayon plus éclatant. Hors de la scène, il ne lui parlait point, et elle de son côté affectait de ne pas le remarquer.
Vivant dans une étrange solitude, sans amours et sans amis, rouage « indispensable », mais à qui personne ne s’intéressait, il éprouvait le sentiment d’une vague et latente insulte, et chaque fois que ce sentiment s’accumulait au-delà d’une certaine limite, il se rejetait à la boisson. Et c’est ce qui venait de se produire à ce moment précis où il était au plus haut degré « indispensable ».
Après la répétition, le gros régisseur demeuré sur la scène entretint de sa peine le chargé d’affaires de la troupe, un élégant brun, au type sémite.
La large et grasse face du régisseur exprimait la préoccupation, l’inquiétude et une colère à peine contenue.
— Non, mais dites-moi, répétait-il avec presque des larmes dans la voix, cependant que la tempête s’amassait dans son cœur — qu’allons-nous faire maintenant ? Qu’allons-nous faire maintenant ?
Et, croisant ses vastes mains sur son ventre énorme, il dévisageait furieusement son interlocuteur.
— Quelle brute, ce Kostovski ! répondit le chargé d’affaires ; la dernière fois que cela lui prit, nous étions en mer, c’était pendant notre voyage... (et ce n’est pas fini, cela lui est bien égal !) Donc, savez-vous que, pendant la traversée, voilà qu’il tombe à la mer ? C’était amusant ! Je dormais. Tout d’un coup un vacarme me réveille. Nous étions en panne, près d’Yalta, à cause d’une tempête. On crie : « Un homme vient de tomber à la mer ! » Je sautai à bas du lit. « Qui ? — Kostovski ! — Comment, Kostovski ! » J’attendais tout autre nom : aussi me suis-je immédiatement recouché, car Kostovski n’est pas un homme, c’est un cochon.
— Comment était-il tombé ? Était-il ivre ?
— Mais naturellement ! Il s’était endormi sur le pont, et on ne pensait plus à lui ; voilà que le bateau penche et la mer enlève mon Kostovski !
— Ho-ho-ho-ho ! s’éclata le régisseur.
— Hé-hé-hé-hé ! fit chorus le chargé d’affaires. — Mais le plus merveilleux, c’est que la mer n’a pas voulu de lui : l’eau n’avait pas eu le temps de le dégriser, qu’il se retrouvait sur le pont. Un phénomène absolument incroyable : la mer elle-même rejetait un pareil détritus !
Le régisseur partit d’un nouvel éclat de rire, qui de nouveau secoua l’énormité de son ventre..
— Et où est-il, maintenant ? A-t-on pu mettre la main sur lui ? demanda-t-il quelque peu radouci par le récit de l’accident arrivé à Kostovski.
— Il est ici, il cuve son eau-de-vie. Après l’avoir cherché partout, on l’a enfin repêché dans un bouge, aux prises avec des ouvriers, et transporté ici comme un colis. Il a un œil poché.
— Faites-le venir, ce pochard !
Le jeune homme traversa rapidement la scène et disparut derrière les coulisses. Du fond de leur solitude muette, on entendit sa voix qui appelait :
— Kostovski ! Kostovski !
Presque aussitôt il rejoignit le régisseur, clignant des yeux comme pour dire : voilà la comédie qui va commencer.
— Il vient tout de suite. Il a honte, il n’ose plus se montrer.
Des pas lents s’approchèrent, et sur la scène apparut l’homme dont la mer n’avait pas voulu.
C’était un gaillard de taille moyenne, solidement bâti, musclé, quelque peu voûté : Kostovski portait une blouse bleue, entièrement illustrée d’éclaboussures de couleur et de taches d’huile, et qu’une large ceinture de cuir serrait à la taille ; son pantalon crasseux disparaissait dans de hautes bottes. En somme, il donnait l’impression d’un ouvrier quelconque. En revanche, de ses mains longues comme celles d’un gorille et nerveuses, de sa face assez laide et vulgaire mais pleine de caractère avec ses pommettes proéminentes et ses longues moustaches rousses pendantes, l’idée d’une force terrible mais contenue émanait. Sous ses gros sourcils froncés, ses yeux bleus projetaient un regard à la fois taciturne et doux. Une autre particularité de cette physionomie était son expression de fougue et d’énergie extraordinaire : sous l’œil gauche un énorme « bleu », témoignage de quelque coup rudement appliqué, s’étalait. Au-dessus du front, une tignasse de cheveux raides se hérissait, et de la personne entière de Kostovski se dégageait la notion d’une nature fruste, tumultueuse, ingouvernable.
Il salua timidement et en même temps avec fierté, sans donner la main à personne.
— Que faites-vous, Kostovski, hein ? lui demanda le régisseur ; la représentation est pour demain et nous voilà forcés de la remettre. Pourquoi me causez-vous du tort, dites ? Est-ce honnête de votre part ? Pourquoi vous grisez-vous ? Et cette décoration que vous portez sous l’œil, en êtes-vous fier ?
Kostovski recula, plongea ses cinq doigts dans la toison de ses cheveux, puis, comme prenant feu, avec un élan passionné :
— Marc Loukitch ! s’exclama-t-il d’une voix rauque mais pénétrante, j’ai bu ! Mais c’est fini. Je ferai tout ce qu’il faut ! C’est samedi aujourd’hui donc pas de représentation ; je ne bouge pas d’ici jusqu’à demain. Je travaillerai la nuit entière ! Je... je... Ah, mon Dieu !
Kostovski brandit ses deux mains en l’air et sembla envahi soudain d’une énergie sauvage. Il aspirait au travail comme à une expiation.
— Saisissez-vous ce qu’il faut faire ? Il s’agit d’établir une décoration de la grandeur de la scène. Et quelque chose de tout à fait beau ! Comprenez-vous ? Tout à fait beau !
— Je le ferai ! Je le ferai ! s’écria Kostovski, s’animant à mesure et enfouissant dans sa crinière ses dix doigts, cette fois. S’oubliant, il commença d’arpenter la scène, puis, revenant s’arrêter devant le régisseur :
— Redites-moi le motif de la décoration, à quoi doit-elle servir ? demanda-t-il, redevenu plus calme.
— Voilà : C’est, n’est-ce pas, pour le deuxième acte : Les deux hommes se sont égarés dans un steppe pendant la nuit. L’endroit doit être absolument désert et sauvage... Ils sont pris de peur... Des choses terrifiantes doivent s’accomplir ici... Il faut donc que vous représentiez ce steppe avec tous les accessoires, les lointains, la brume, les nuages, dans un sentiment tel que d’avance le public frissonne d’effroi...
— Suffit, interrompit Kostovski, je peindrai le steppe ! Je travaillerai de nuit, sur la scène même, à la clarté des lampes. Tout est bien préparé ?
— Eh oui, travaillez seulement ! fit le chargé d’affaires.
Kostovski sentait déjà le tourmenter son génie de décorateur.
Il se détourna de ses chefs, il ne les voyait plus, ne les entendait plus, il les oubliait. Il se planta au milieu de la scène et appela d’une voix puissante de commandement :
— Hé ! Paul ! Hé, Jean, arrive ! Vite ! Mais dépêchez-vous, enfants du diable, Kostovski travaille !
Paul, l’ouvrier attaché au théâtre, et Jean son aide, un passionné pour la scène, s’affairèrent, étalant une vaste toile, apportant les brosses et les pots de couleurs.
— Eh bien, dit le chargé d’affaires au régisseur, Dieu merci, il se ressaisit : on n’aura pas à contremander la représentation ! Partons dîner, il ne faut pas le déranger maintenant.
Ils s’en allèrent.
La scène resta éclairée toute la nuit. Le théâtre vide était silencieux comme un sépulcre. On n’entendait que les pas de Kostovski, lequel, armé de ses longues brosses, s’éloignait ou se rapprochait de la toile. Tout autour de lui, des seaux et des pots de couleur.
Le travail avançait. Kostovski, l’œil meurtri, le visage tout maculé de couleur, les cheveux et les poils des moustaches hérissés, surmontait avec ses pinceaux une œuvre de Titan. Ses yeux luisaient, sa figure flambait sous l’inspiration.
Il créait.
A onze heures du matin la troupe entière, réunie pour la dernière répétition, s’attroupait devant l’œuvre. Artistes, choristes, ballerines, contemplaient l’énorme décoration, tantôt à la scène, tantôt du parterre, et exprimaient à haute voix leur admiration. Au fond de la scène, dont il occupait toute la largeur, s’étalait le gigantesque tableau, représentant un steppe.
Au premier plan, un emmêlement de hautes et épaisses herbes, bardanes et gypsophiles. Plus loin, un tombeau délaissé, tout couvert de mousses et de graminées, et plus loin encore, le steppe, morne, lugubre, sinistre, rien qu’une étendue infinie, menaçante et fantastique, une steppe des temps légendaires et héroïques, où aucune route n’était tracée, qu’aucun être vivant ne foula jamais. Il semblait à tout instant qu’allait surgir Ilia Mourowitz[1] criant à haute voix :
— Se trouve-t-il quelqu’un dans ces plaines ?
Mais le steppe sombre garde le silence, un silence terrifiant, et sur l’horizon se découpent des tumulus funéraires, et au-dessus, les nuages d’aspect fantômal et maléfique. Et ces nuages et ces sépulcres semblaient se multiplier sans fin ; tout ce paysage dégageait une impression de fatalité funèbre. Il oppressait le cœur ; il semblait que quelque chose d’épouvantable devait nécessairement s’y fomenter, et la multitude de ces tertres et le couvercle de nuages prenaient une signification symbolique, ils apparaissaient vivants, de quelque vie tragiquement surnaturelle.
De près, on ne distinguait qu’une mêlée de taches de toutes couleurs sabrées de zig-zags convulsifs, comme sous la frénésie de quelque balai ivre.
Mais plus on s’éloignait, et plus despotiquement s’imposait l’obsession de l’immense steppe que le génie créateur faisait vivre. Plus on regardait, plus on subissait ce sentiment d’oppression dominatrice.
Tous comblèrent d’éloges l’ouvrier.
— Oh, ce Kostovski ! criait-on. Bravo ! Quel talent ! Quelle sorcellerie !
— Eh bien, quoi ! répondait-il naïvement, nous ne sommes que des ouvriers : s’il faut travailler, nous travaillons ; si l’on peut s’amuser, nous nous amusons ! nous sommes comme ça !
Tous le plaisantèrent, mais pourtant ils parlèrent de lui toute la journée, car, en vérité, jamais encore, il ne s’était distingué à ce point.
Pour lui, il se remit à son labeur avec un entrain qui ne faisait que grandir.
Pendant la répétition il peignit le « temple indien », pestant contre ses aides, et dans le feu de l’inspiration il accommoda vertement le régisseur lui-même qui voulait lui faire une observation. Bref il se conduisait selon son habitude, en indomptable et en irresponsable, et gardant toujours une manière de fierté. Il allait et venait dans son atelier, plus ébouriffé et plus crasseux que jamais. Il brossa le temple le plus superbement fantastique ; il planait dans l’extase de la création. Tout son être, défait par une nuit d’insomnie, exprimait la force et l’énergie exaltée ; son visage blafard avec son « bleu », les mèches ébouriffées de ses cheveux, la flamme de ses yeux d’où jaillissaient des rayons azurés, tout manifestait la persévérance de sa fièvre créatrice.
Il était complètement absorbé par son « temple », lorsqu’il perçut des pas légers et respira un parfum délicat. Il se retourna : Julie était devant lui.
Elle portait encore son costume de danseuse qui la déshabillait toute. C’était une mignonne petite brune, en brassière rose, en souliers blancs, avec une courte jupe de mousseline. Sa gorge ferme se soulevait régulièrement et paisiblement, son visage frais, au teint d’or bruni, souriait ; ses yeux en amande, noirs et humides, regardaient tendrement Kostovski et semblaient lui faire toutes les promesses. Elle semblait une fée des contes. Il était difficile de s’imaginer un petit être plus dissemblable du décorateur, elle, toute beauté et tout charme, et lui, intimidé et gauche, avec ses gestes dégingandés, qui se tenait devant elle sans savoir que dire, et la contemplant avec admiration. Kostovski ne songeait plus à son œuvre, et le long pinceau que tenait sa main glissa jusqu’aux menus pieds de la fée... Elle éclata d’un rire cristallin qui découvrit ses luisantes petites dents aiguës, s’approcha de lui, légère et gracieuse, et lui tendant sa petite main, dit hardiment :
— Bonjour Kostovski !
Plusieurs mois s’écoulèrent.
Le public emplissait la salle du grand théâtre d’opéra. Derrière la toile on travaillait avec fièvre, on se heurtait, dans un tumulte extraordinaire.
A travers le rideau, on percevait le bruit de la foule en même temps que les harmonies majestueuses de l’orchestre attaquant l’ouverture.
Les ouvriers se pressaient de planter les décorations ; les poulies criaient ; des ténèbres du cintre, descendaient ou montaient les vastes toiles sur lesquelles on entrevoyait des palais, des coupoles, des forêts, et les vagues de la mer.
Tout l’équipage des machinistes était commandée par Kostovski. Il était méconnaissable, son visage semblait rajeuni, illuminé : ses yeux bleu luisaient d’allégresse : ses chaussures étaient exactement cirées, un veston de velours moulait fidèlement son torse, et plus de mèches hérissées.
— Abaissez le fond de la mer ! cria-t-il d’une voix retentissante. Et descendit une gigantesque toile représentant le fond de la mer. Le décorateur recula et la regarda avec amour. C’était sa nouvelle œuvre.
— Écoute, Paul ! clama-t-il de nouveau, quand les sirènes commenceront à nager, fais en sorte que Julie soit contre le fond même.
— C’est entendu !
Le metteur en scène passa en courant, un vétéran de qui le masque usé révélait la longue expérience de tout ce qui se passait derrière les coulisses.
— Ho ! les anges ! que le diable vous emporte, hurla sa voix enrouée ! les sirènes, à vos places, les sirènes !
Enfin, tout se trouva prêt pour que les sirènes pussent traverser le fond de la mer en nageant, suspendues à l’aide de poulies.
Kostovski se tenait déjà posté aux combles, le réflecteur électrique braqué sur la scène : c’est lui qui était chargé de l’éclairage des décors et des acteurs.
« Le fond de la mer » s’imprégna d’une clarté douce et poétique. Une lueur d’un vert argenté semblait traverser l’eau de bas en haut, vers la lumière vive du jour, tandis qu’au fond tout vivait dans un perpétuel crépuscule. A la limite de la perspective, surgissait un rocher de corail autour duquel des plantes étranges, presque vivantes, faisaient rayonner leur végétation paradoxale, et se soutenaient les méduses gélatineuses. Au milieu de ce monde primordial et difforme, subitement apparut un être féminin, beau miraculeusement, à la chevelure flottante, aux épaules nues ; son corps s’achevait en apparence de poisson sous une brasillante armure d’écailles argentées. La monstruosité du paysage sous-marin soulignait la splendeur de sa figure et de son buste. Elle évolua avec l’aisance d’un poisson en faisant étinceler sa parure d’écaillés. Tout un essaim d’autres sirènes la suivirent. Baignées par les rayons du réflecteur, elles prenaient toutes une beauté surnaturelle, de par la volonté de Kostovski. Une surtout, immergée tout au fond, captait l’œil par l’éclat étrange dont sa beauté rayonnait : de caressants éclairs électriques auréolaient tout son corps ondoyant, l’enveloppant d’un charme magique, et ses yeux scintillaient pareils à deux étoiles. Elle semblait pétrie de lumière, d’une lumière perpétuellement changeante et qui faisait d’elle comme la reine de la mer.
Elle n’ignorait pas quel enchanteur la favorisait de cette splendeur éblouissante, enchantement des spectateurs, et quand elle passa auprès du décorateur, elle fit mouvoir en signe de reconnaissance son étincelante nageoire, et une averse de reflets endiamantés la couvrit, nouvelle munificence de son amoureux artiste. Puis elle disparut derrière les frises, et lui, sur la pointe des pieds se soulevant, lui répondit par un baiser.
Cet amour n’était un secret pour personne dans la troupe ; Julie ne sortait du théâtre qu’accompagnée de Kostovski, ils logeaient dans le même hôtel et leurs chambres étaient contiguës. Kostovski ne la quittait jamais et vivait dans l’adoration de la belle qui lui permettait de lui faire la cour. Il la suivait comme un chien fidèle, il l’attendait patiemment à la porte de sa loge, pendant qu’elle enlevait ses fards et s’habillait tout en babillant avec ses camarades.
Ce soir là surtout, il lui fallut longtemps demeurer en sentinelle devant l’escalier des artistes. Des femmes emmitouflées descendaient au bras de leurs cavaliers. Les coulisses achevaient de se vider, et « elle » n’apparaissait toujours pas. Kostovski devenait triste et soucieux sans prêter attention à rien qu’à la porte, qui à présent ne s’ouvrait qu’à de rares intervalles, presque toutes les femmes étant sorties, quand parut la choriste Rose, une juive qui ne passait pas pour timide.
— Pourquoi restez-vous là, demanda-t-elle, en relevant les sourcils et esquissant une moue malicieuse. C’est moi la dernière, il n’y a plus personne ; quant à Julie, elle est partie depuis longtemps.
— Comment, partie ? fit Kostovski dont la figure exprima un vif chagrin.
— Ha ! ha ! ha ! se mit à rire Rose, de son rire argentin ; mais elle est partie avant la fin du spectacle, avec son soupirant ! Et voilà longtemps qu’elle s’est lassée de vous, mon pauvre ami !
Le décorateur fit quelques pas et saisit ses toupets.
— Cela n’est pas vrai ! dit-il sourdement.
— Mais si, voyons ! répondit la juive. Et c’est par votre faute. Elle ne voulait que simplement se faire mettre en évidence, et vous l’avez éclairée si bien que tout l’orchestre est fou d’elle. Oh ! elle arrivera maintenant, elle n’a plus besoin de vous !
Et la choriste dégringola l’escalier en riant.
Kostovski restait immobile à la même place, et dans le silence et le vide du théâtre, il sentait dans son cœur sourdre et croître une douleur inconnue.
Quand il vint frapper à la porte de Julie, elle le reçut froidement. Ses yeux humides luisaient, indifférents et froids, sous ses épais cils noirs ; de sa chevelure négligemment rassemblée, deux boucles tombaient sur ses joues ; assise sur son lit elle lisait un livre, un peignoir japonais la vêtait toute, et des mules chaussaient ses menus pieds.
— Julie..., bégaya Kostovski que l’émotion étouffait.
— Assez, vous ! dit-elle d’une voix sèche, et feignant de ne rien remarquer de son trouble, j’ai vraiment autre chose à faire que m’occuper de vous...
— Julie...
Et s’allongeant sur le lit elle se replongea dans sa lecture, comme si rien n’eût dû l’en arracher.
Cette frivole tactique de femme l’irrita. Pourquoi cette feinte insultante quand il est si simple de s’expliquer franchement ?
— Julie, tu me parles comme à un visiteur importun dont on veut se débarrasser. Que signifient ces cérémonies ?
— Il n’y a pas de cérémonies ! — répliqua-t-elle ; c’est la simplicité même, comme nos relations : chacun est libre de faire ce qu’il veut, n’est-ce pas ? Moi je lis... Faites aussi quelque chose. Si vous vous ennuyez, allez chez vous.
Elle le chassait.
Cette « simplicité de relations », ce « vous » au lieu du « tu » l’exaspérèrent.
— Écoutez ! fit-il avec emportement et à son tour ne la tutoyant plus. Il faut que je vous parle, et j’attendrai la fin de votre lecture...
Elle ne répondit rien et demeura étendue sur le lit, considérant le livre ouvert. Un lourd silence pesa.
Kostovski s’était assis près de la table et regardait Julie. Accoudée sur les oreillers, elle prit une pose gracieuse de chatte, et s’occupa de cacher sous sa robe ses petits pieds chaussés de mules ; cela agaça Kostovski. A travers la légère étoffe du peignoir se dessinaient les formes de son corps, les larges manches laissaient voir jusqu’aux coudes ses menus bras potelés ; tant de grâce et de charme sortait d’elle toute que Kostovski, à travers la haine qui lui montait au cœur, sentait sourdre un appétit de la saisir et l’enlacer... Il détourna les yeux. La chambre était misérable : une mesquine chambre d’hôtel à bas prix, éclairée à l’électricité. Près de la porte, l’armoire aux costumes ; près de la table, une commode, puis une glace... Au portemanteau était pendue sa jaquette en peluche avec des pattes de chat. Il contemplait avec irritation et cette jaquette et ces pattes. Il se rappela avec quelle tendresse naguère elle l’accueillait, caressant ses cheveux drus de sa petite main. Et combien cette caresse était douce...
Elle jeta furieusement le livre et sauta à bas du lit.
— Nous n’avons rien à nous dire ! s’écria-t-elle, toute rouge de colère. Tout est déjà dit ! Il est temps d’en finir avec toute cette comédie sentimentale !
Kostovski, tremblant, se leva.
— Comédie sentimentale... répétait-il amèrement ; Julie ! que s’est-il passé entre nous ?
— Rien ne pouvait se passer entre nous ! dit-elle avec emportement. Nous sommes trop différents l’un de l’autre... nous n’avons rien de commun... et... et il faut rompre nos relations !
Elle bouscula une chaise et allant s’asseoir dans un coin obscur elle le fixa de ses grands yeux noirs. Ces yeux gardaient toujours, sans que s’en doutât leur maîtresse, leur expression inviteuse et prometteuse. En vous repoussant elle vous appelait.
— Je vois, fit tristement Kostovski, s’asseyant près d’elle. Tu veux me quitter, on raconte que tu en as un autre, un abonné des premiers rangs... Eh bien, quittons-nous ! Seulement, pourquoi toutes ces ruses et cette querelle ? Je ne veux pas que cela finisse ainsi... Je veux que nous gardions un bon souvenir pour plus tard... Mais, Julie, tâche de comprendre que ceux... des premiers rangs... ne te considèrent que comme... une chair... Tandis que moi... je t’aime, que le diable te prenne, maudite !
Il l’avait saisie au-dessus des coudes et la secouait de ses bras énormes.
— Oh ! que vous êtes brutal ! vous m’injuriez ! laissez-moi ! Vous allez me démettre les bras ! Quelle brute !
Elle cherchait toujours un prétexte de querelle. Lui, de son côté, sentit bouillonner en lui la colère, un désir brûlant de la battre, de la déchirer, de la jeter à la porte... Il lui serra plus durement encore les bras. Ses yeux verdirent, il grinça des dents et les muscles de sa face se contractèrent.
— Aïe ! fit-elle.
Mais il était déjà à ses genoux.
— Chérie, adorée, mon trésor, mon bonheur ! Tu es tout pour moi ! Tous mes sentiments, toutes mes pensées, tout pour toi ! Oui, je suis une brute, mais je t’aime ! Je ne peux pas vivre sans toi ! Si tu me repousses, je sombrerai de nouveau ! Écoute, chérie, mon bonheur... Je te demande pardon !... Tu vois : je baise tes mains, ta robe... je pleure... pardon !...
Et, agenouillé devant elle, ce grand et robuste homme prenait les mains de la frêle créature, y versait des baisers et pleurait...
Lorsqu’il releva la tête, il rencontra son regard étrange et double ; ce regard des grands yeux noirs humides n’exprimait ni amour, ni compassion, ni mépris, mais quelque chose d’affreusement humiliant, semblable à de la curiosité, mais plus impitoyable encore : la curiosité d’un naturaliste quand il procède à ses expériences sur un lapin vivant ou d’un collectionneur qui épingle un insecte de rare espèce. Kostovski intéressait cette femme : il l’intéressait par son excentricité et sa spontanéité. Tout lui paraissait intéressant : les transitions soudaines de la brutalité à la tendresse, l’étrangeté de l’explication, cet accès de fureur suivi d’une si parfaite humiliation devant elle, et les larmes... Kostovski vit comme par inspiration le fond du cœur de Julie... Il se comprit, lui blessé mortellement, il distingua que Julie ne pouvait l’aimer, qu’elle était un être d’un tout autre monde... qu’ils étaient miraculeusement étrangers l’un à l’autre...
Toutes paroles moururent dans sa gorge. Il ne dit rien, il saisit son chapeau et sans même la regarder s’enfuit de l’hôtel.
Presque inconsciemment il se retrouva dans un ignoble cabaret fréquenté par des cochers de fiacre. Depuis longtemps il n’avait bu, mais en ce moment il sentit que le cabaret lui était indispensable ; il lui fallait entendre le bruit des voix autour de lui, humer la senteur de l’eau-de-vie.
Il s’assit auprès d’une petite table isolée, dans un coin. Il se fit servir une bouteille d’eau-de-vie, avec quelques mauvais hors-d’œuvre. La nappe était tachée de bière ; les lampes éclairaient à peine le cabaret bondé d’individus ivres. Tous buvaient, criaient, faisaient tinter la vaisselle ; les garçons aux figures blafardes s’empressaient de servir les boissons, et dans la pièce voisine claquaient les billes de billard, et un des joueurs chantonnait les couplets d’une romance comique :
« Que je marche ou que sans but, j’erre.
Toujours à ma Julie, je pense. »
— Oh, démon ! gronda Kostovski en se versant un deuxième petit verre d’eau-de-vie et il avala d’un trait le liquide brûlant.
Il s’encolérait ; même ici, dans ce bouge, « elle » venait le poursuivre ! Il décida de l’oublier pour toujours ; il l’exécra, la méprisa et ne voulut plus se souvenir d’elle.
Mais peu à peu ses pensées s’éloignaient du cabaret, et de nouveau « elle » s’emparait de lui.
Il la voyait en costume de sirène. Son corps finissant en poisson, recouverte d’une écaille argentée, éclairée par des rayons de toutes couleurs, et si admirablement belle ! Son sourire irrésistible l’appelait tandis qu’elle s’effaçait dans les profondeurs immenses de la mer. Et l’homme amoureux de la « sirène » comprenait qu’il était perdu, que jamais il ne recouvrerait ni son insouciance, ni la force et la santé de son cœur. Il se rappela quelle était sa vie avant d’avoir connu la sirène et ses baisers. Il buvait, oui. Mais ce n’était point l’ivrognerie ; rien que la bravoure, le vagabondage de la force, le cœur assoiffé de gaieté et de mouvement...
Ensuite, tel que le pêcheur légendaire, dans le filet il trouva sa sirène. Il la prit dans ses bras, il se mit à la couvrir de baisers et... adieu la belle vie insouciante et libre : l’homme était perdu par la sirène.
— Oh, démon ! rugit-il, achevant de vider la bouteille d’eau-de-vie et acharné à se débarrasser de même des cauchemars qui l’assiégeaient. Mais « elle » le tourmentait impitoyablement, elle lui apparaissait tantôt « fée », tantôt « bergère » ; d’autres fois « naïade », ou encore elle s’approchait de lui drapée dans la vaste robe d’intérieur, et des boucles brunes tombaient sur ses joues roses. Un halo palpitant l’entourait, elle était l’inondée de rayons.
Dans la salle de billard on chantait toujours les mêmes couplets. Peu à peu le cabaret se remplit d’une sorte de brouillard que perçait à peine la lumière des lampes, le tumulte des buveurs semblait s’éloigner et n’arriver plus que par ondes, comme un écho.
La sirène apparaissait au milieu de ces ondes, souriait et faisait signe à Kostovski. Par moments il levait la tête, voyait la bouteille et continuait de boire. Le brouillard devenait plus dense et tourbillonnait devant ses yeux. Mais à travers il retrouvait toujours l’image poétique et chère.
Quand après plusieurs jours de recherche dans tous les cabarets on retrouva Kostovski et qu’on l’eut dégrisé, il recommença de diriger la manœuvre du « fond de la mer » et des sirènes. Il avait repris son extérieur d’autrefois : malpropre, négligé, plus taciturne que jamais et les touffes de ses cheveux encore plus en tumulte.
Il revint se poster derrière les coulisses, près du cintre, pour illuminer les sirènes. Son cœur semblait plongé dans le froid et la nuit, la rage le dévorait. Cette fois il évitait résolument toute la troupe, la haïssait et se confinait dans son isolement.
Les « sirènes » nageaient au « fond de la mer ». Il les éclaira. Seulement ce n’était plus la même lueur poétique ; c’était un brouillard verdâtre et triste et les sirènes paraissaient au travers, souffreteuses, privées de vie, et pareilles à des cadavres voguant.
Et lorsque Julie à son tour traversa la scène en nageant, tout au fond comme à son ordinaire, de lugubres rayons glauques l’ensevelirent, et la sirène ressemblait à un spectre, à une larve. Sa face était devenue bleue, livide, horrible, avec des lèvres noires, des fosses sans couleur à la place des yeux, et son corps de poisson devint quelque chose d’innommablement mucilagineux. Un frisson de dégoût passa parmi tous les spectateurs ; le corps bleui de Julie flottait à même un amas phosphorescent, il se confondit enfin avec lui, composa un on ne sait quoi d’informe, de monstrueux, et comble de l’horrible, de diaboliquement vivant.
Et le décorateur tournait lentement le réflecteur, il contemplait la funèbre féerie qu’il créait à mesure, il se sentait à mesure faire s’effondrer le charme ; il lui apparaissait que la femme dont il adora la beauté n’avait jamais été belle, qu’il la restituait enfin à sa réalité, elle qui de beauté n’avait reçu, que lorsqu’il l’illuminait des rayonnements de son amour.
_______
Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 9 mai 2012.
* * *
Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.
Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.